Recherche
DSAA DOMC

Nathalie Pieruccioni

Minutia

Doit-on percevoir le détail comme un élément dont on est contraint d'y faire attention, ou comme un élément qui peut être une ressource si on y fait attention ?

L'ensemble de ces articles dépeignent en trois visions, pourquoi le designer doit faire attention aux détails dans la pratique de son métier. Une première vision basée sur une expérience personnelle des gestes minutieux, qui remet en question le rapport au temps et à l'ordre. Une deuxième vision qui n'arrive plus à se détourner des détails, car une légende raconte qu'ils peuvent transformer même de la boue en or. Une troisième vision qui en rencontre d'autres, tout aussi minutieuses mais singulières les unes des autres.

1/3 : Vers une éthique de la minutie
︎ Octobre 2023
2/3 : Alchimie du détail
︎ Novembre 2023
3/3 : Paroles de minutieux
︎ Décembre 2023

Article 1

Vers une
éthique de la minutie

Basé sur une expérience de la minutie au travers différents savoir-faire artisanaux, cet article questionne cette notion par son rapport au temps et à l'ordre. Il s'agit de mettre en lumière un déséquilibre dans la pratique du travail minutieux, qui pourrait être corrigé par la naissance d'une éthique de la minutie.

_{Pieruccioni, N. (2023). Classification sur broderie de perles II [Retouche photographique].}

Quand je suis entrée il y a trois ans dans l'atelier des Just'lissières, logé à proximité de la Cité Internationale de la Tapisserie d'Aubusson, j'ai rencontré des lissières de basse-lisse. Il s'agit d'une technique de tapisserie utilisant un métier à tisser disposé à l'horizontale. En ce lieu, j'ai pu les observer répéter inlassablement les mêmes gestes, au rythme de leur métier à tisser. Grâce à elles, j'ai découvert non seulement un savoir-faire ancestral, mais aussi une notion importante : celle de la minutie. Mes journées consistaient à porter une attention particulière sur chaque fil qui passait entre mes mains et mon peigne, de sorte à ce qu'ils se fondent bien dans la trame. Cette expérience a créé en moi un véritable goût pour l'observation du détail. Maintenant, j'ai décidé de me replonger dans cette notion en allant au-delà de la fascination.

Qu'est-ce que, concrètement, la minutie ?

Remontons en 1702, dans le Dictionnaire Universel de Furetière, il était coutume de dire “une minutie”︎1︎. Cette minutie signifiait "une petite chose, un détail sans importance"︎2︎. Son caractère insignifiant était en fait tiré d'un adage juridique latin, De minimis non curat praetor, que l'on peut traduire de manière plus globale par "Le chef ne s'occupe pas des détails". À partir de 1748, le philosophe et écrivain Denis Diderot introduit dans son ouvrage Bijoux indiscrets, le principe d'un "esprit de minutie"︎3︎. Dès lors, on ne dit plus une minutie mais bien la minutie. Celle-ci signifie à présent une "application attentive, un soin donné aux moindres détails".

On peut constater, que ce soit dans l'ancienne définition ou dans la nouvelle, que la minutie se réfère toujours au détail. Le détail est par définition, un "petit élément constitutif d'un ensemble, qui peut être jugé comme secondaire". Néanmoins, cette mise à jour semble avoir opéré un changement par rapport au traitement que subissait le détail. Sa valeur aurait été modifiée. On prend désormais soin du détail, on le considère, lui qui était à la base insignifiant.

Dans ce cas-là, la minutie serait-elle créatrice de valeur ?
Comment permettrait-elle au détail de prendre de la valeur ?
(voir article II)

Au travers de mon expérience personnelle en tant qu’étudiante-designer, que ce soit dans ma pratique de la tapisserie de basse-lisse ou dans ma pratique de la broderie, j’ai remarqué que différents vices peuvent être liés à la minutie. Ces vices sont notamment issus de notre rapport au temps et au contrôle. L’objectif de ce premier article est de mettre à jour une éthique de la minute, qui guidera les minutieux vers un équilibre moral.

^{︎1 ︎

FURETIÈRE Antoine, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1702, p. 407.}

^{︎2︎
FURETIÈRE Antoine, op. cit., p. 407.}

^{︎3︎ DIDEROT Denis, Les bijoux indiscrets, Paris, Au Monomotapa, 1748, p. 231.}

1. Considérer notre rapport au temps

Prendre en compte une différence de temporalité

En prenant soin des moindres détails, la minutie artisanale s'engage dans une production d'ouvrages démesurés. La reproduction d'une frange style XVIIe pour le château royal de Dresde en Allemagne : environs 106 heures︎4︎. Une robe Balenciaga en broderie de perles, pour la saison automne 2022 : 115 jours, pour une personne seule travaillant jour et nuit︎5︎. Une tapisserie de sept mètres de long, confectionnée par quatre lissières à plein temps : une année entière︎6︎.

La minutie industrielle quant à elle, est l'expression du soin apporté au détail la plus exacerbée. Les machines issues de la logique industrielle ont été programmées pour travailler le détail avec une extrême précision, pour éliminer le risque de défauts. La production est plus rapide, car elles adoptent un rythme que l'homme ne peut égaler.

Dans une société où le chiffre de production est dominant, qu'est-ce qui justifierait que le designer s'emploie à la temporalité qu'exige la minutie artisanale ?

De même, pour pouvoir produire plus rapidement dans un but de rentabilité, il est coutume de ne pas s'attarder sur les petits détails.

S'occuper des détails serait-il du temps perdu ?
La minutie peut-elle être considérée comme du temps à perdre ?

C'est ce qu'affirme l'architecte viennois Adolf Loos, dans son ouvrage Ornement et crime publié en 1908︎7︎. Selon lui, les détails sous forme d'ornements seraient justement la cause d'une perte de temps dans la production. Il explique que "ces besognes archaïques obligent leurs victimes à travailler 20 heures pour gagner le salaire correspondant aux 8 heures de travail de l'ouvrier moderne"︎8︎. Si l'on ne s'attardait pas sur les détails, la différence dans le temps de production permettrait alors de raccourcir la journée de travail, et d'augmenter les salaires. C'est donc dans une quête de gain de temps, de volonté d'aller plus vite, que Adolf Loos combat les détails ornementaux.

^{︎4︎

FAGUER Astrid, « L’esprit du geste / Manufacture de passementerie », in Geste/s, vol. 5, printemps 2023, p. 116.

︎5︎
PRIGENT Loic, « Balenciaga : Casting Olympique avec Nicole Kidman ! Kim Kardashian ! Dua Lipa ! », Youtube, 21 septembre 2022. Vidéo, 16:31, lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=XfhX15vvt20&t=5s

︎6︎

DUFRAIGNE Annabelle, « Le Voyage de Chihiro : Aubusson dévoile une tapisserie monumentale », AD Magazine, 26 janvier 2023,

[En ligne https://www.admagazine.fr/adactualites/article/aubusson-voyage-chihiro-miyazaki-tapisserie].}

^{︎7︎

LOOS Adolf, Ornement et crime, Vienne, Rivages Poche, 1908.}

^{︎8︎

LOOS Adolf, op. cit., p. 252.}

S’adapter à l’ère de l’accélération

Cette volonté d’aller plus vite est mise en lumière par le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, dans son maître-livre nommé Accélération : une critique sociale du temps, publié en 2010︎9︎. Il nous prévient que désormais, nous sommes entrés dans l'ère de l'accélération. Selon lui, "dans tout ce que nous faisons, nous sommes toujours inquiets que cela dure trop longtemps"︎10︎. Cela pourrait expliquer la peur de nous engager dans un travail minutieux qui peut s'avérer plus long que la normale.

Toutefois, d'où vient cette inquiétude
par rapport au temps qui passe ?

Son origine viendrait de la pression que nous nous imposons. Celle-ci mènerait notre organisation temporelle, dans un but de performance constante dans le domaine professionnel, ou d'autres domaines. Notre expérience du temps est donc vécue comme une course à la performance.

Seulement, n’y a-t-il pas des limites dans le fait
d’utiliser la pression comme source d’énergie ?

En outre, constatons un paradoxe avec notre rapport actuel au temps. Alors que le progrès technologique et technique nous a permis de gagner un temps conséquent, nous avons toujours l'impression d'en manquer profondément. Pour Hartmut Rosa, ce paradoxe est observable principalement dans nos sociétés occidentales modernes︎11︎. De plus, en France, nous bénéficions également du fait de vivre en temps de paix, ce qui nous libère des préoccupations de survie directes.

Autrement dit, si nous réussissons à aller au-delà de cette impression de manque et que nous relâchons la pression que l'on s'impose, nous pouvons disposer du temps nécessaire pour développer et faire évoluer des travaux de plus en plus minutieux.

Le fait qu'un contexte pacifique puisse avoir une influence sur le développement de travaux minutieux, est notamment prouvé par le Collier de Ba'ja︎12︎. En 2018, l'archéologue Hala Alarashi découvre lors d'une fouille d'un village néolithique daté de 9000 ans à Ba'ja, en Jordanie, la tombe d'une petite fille. Avec elle, se trouve "2586 perles de très petit diamètre, réalisées dans des matériaux provenant de régions lointaines (calcaire rouge, coquillage blanc, turquoise et hématite)"︎13︎, qui permettront de reconstituer le fameux collier. Pour les chercheurs, ce collier est une preuve que grâce à la sédentarité, les individus du néolithique ont connu une période de prosperité qui leur a donc permis de consacrer leur temps à des productions plus minutieuses.

_{1. Costes, A. (s. d.). Collier de Ba'ja [Photographie].
2. Pieruccioni, N. (2023). Classifications sur Collier de Ba’ja [Retouche photographique].}

Ainsi si nous arrivons à disposer de notre temps, serait-il possible
par la suite de ralentir progressivement notre rythme ?
La minutie est-elle un moyen de renouer avec une temporalité plus lente ?

^{︎9︎

ROSA Hartmut, Accélération : une critique sociale du temps, Berlin, La Découverte, 2010.

︎10︎

ROSA Hartmut. Entrevue radiophonique avec Guillaume Erner. « Rencontre avec Hartmut Rosa, le philosophe anti-moderne ». Diffusée le 24 janvier 2020. Radio France Culture. Lien vers la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=YLnEzJ0xaZ0}^{︎11︎

NOVEL Anne-Sophie, « Hartmut Rosa : “Plus on économise le temps, plus on a la sensation d’en manquer” », Le Monde, 25 mars 2016,
[En ligne : https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/04/01/hartmut-rosa-plus-on-economise-le-temps-plus-on-a-la-sensation-d-en-manquer].

︎12︎

Anonyme, Collier de Ba’ja, 7000 av. J.-C., calcaire rouge, coquillage blanc, turquoise et hématite, Académie des Beaux-Arts , Stuttgart.

︎13︎

BENZ Marion, « L’enfant au collier de Ba’ja », in Pour la Science, vol. 514, août 2020, p. 41.}

Résister et imposer son propre rythme

La minutie peut faire office de résistance face à cette accélération, en traduisant un besoin de retrouver un rythme maîtrisé, et une concentration plus soutenue.
Lorsque je me suis exercée à tisser des échantillons de 10 x 10 cm, qui correspondent à un micro détail sur une tapisserie, cela m'a pris une journée. Cet exercice m'a appris à travailler petit à petit, en tissant fil après fil. Grâce à cela, j'ai pu m'accoutumer à une progression plus lente et à me concentrer, afin d'exécuter des gestes précis. Comme j'étais contrainte d'avancer petit à petit, je ne pouvais que résister à l'envie d'avancer plus vite, car cette accélération aurait eu des conséquences sur la qualité de mon travail, une fois les échantillons de tapisserie retournés et dévoilés.

On retrouve ce souhait de repenser son rapport au temps, dans le travail du studio néerlandais Maarten Kolk & Guus Kusters. Avec la série d'assiettes en porcelaine nommée Waddenzee, conçue en 2012︎14︎, les designers ont voulu retrouver une temporalité en adéquation avec la nature. C'est au travers du processus de création qu'ils ont voulu agir, en calquant le temps de coulage de la porcelaine sur celui des marées de la mer du Nord︎15︎. "Après avoir réalisé une glaçure au cobalt dans un moule, chaque fois que la mer monte, de la porcelaine liquide est versée dans ce moule, une partie de l’émail s’attache à la plaque"︎16︎. Ici aussi, on prend le temps d'avancer détail après détail.

_{1. Kolk, M. (2012). Waddenzee [Photographie].
2. Pieruccioni, N. (2023). Classification sur Waddenzee [Retouche photographique].}

Tout compte fait, la lenteur est-elle une
plus-value pour le travailleur minutieux ?

Dans son ouvrage Du bon usage de la lenteur, publié en 1998, l'anthropologue Pierre Sansot︎17︎ nous guide justement vers un éloge de la lenteur. Pour lui, elle est "le respect, la grâce dont les hommes et les éléments sont parfois capables"︎18︎. En suivant ce raisonnement, la lenteur favorise le travailleur minutieux à respecter la matière qu'il manipule avec délicatesse, afin de ne pas la brusquer. De plus, il reconnaît que "la lenteur n’est pas la marque d’un esprit dépourvu d’agilité ou d’un tempérament flegmatique. Elle peut signifier que chacune de nos actions importe, que nous ne devons pas l’entreprendre à la hâte avec le souci de nous en débarrasser"︎19︎. De ce fait, c'est un attribut qui permet d'atteindre une maîtrise optimale de ses gestes, nécessaire si l'on veut travailler les détails avec précision.

^{︎14︎

KOLK Maarten & KUSTERS Guus, Waddenzee, 2012, porcelaine, Salon du Meuble, Milan.}

^{︎15︎

KOLK Maarten & KUSTERS Guus, « Waddenzee - Eb (Low tide) », Vimeo, 19 novembre 2012, lien vers la vidéo : https://vimeo.com/53870385}

^{︎16︎

PESSEY Alice, « Objets temps », Blog Esprit Design, 27 janvier 2015,
[En ligne : https://blog-espritdesign.com/artiste-designer/concept/objets-temps].}

^{︎17︎

SANSOT Pierre, Du bon usage de la lenteur, Mesnil-sur-l’Estrée, Payot & Rivages, 1998.}

^{︎18︎

SANSOT Pierre, op. cit., p. 10.}

^{︎19︎

Ibid., p. 97.}

2. Identifier un besoin de contrôle

Supprimer ou accepter l’erreur

Nous avons vu précédemment que la minutie est compatible avec un besoin de retrouver une temporalité plus pondérée, face à l'accélération du rythme de vie. Pourtant, il semble qu'il y ait une volonté d'optimisation de ce temps et des gestes pratiqués.

Dans ce cas, la minutie ne laisserait pas de place à la spontanéité ?

En effet, la minutie ne connaît pas l’approximation et le hasard. Ce n’est pas pour rien que sa traduction en anglais, meticulousness, signifie "ne rien laisser au hasard". Quand je brodais, je ne voulais prendre aucun risque. Je voulais calculer et prévoir les moindres détails avec précision, notamment sur le placement de mes perles. Ce travail a été un moyen pour moi de m’entraîner à éliminer l’erreur.

_{1.

Pieruccioni, N. (2023). Échantillon de broderie de perles [Photographie].

2. Pieruccioni, N. (2023). Classification sur broderie de perles [Retouche photographique].}

Cependant, pourquoi avoir peur de l'erreur lorsqu'on réalise un travail minutieux ?

Cette crainte de l'erreur viendrait du fait qu'elle est incontrôlable, et qu'on ne peut pas la prévoir. Or, on peut constater que la personne minutieuse à un besoin de contrôle, de par sa définition même. En effet, "le minutieux tâche de n’omettre aucun détail ; c’est un être maniaque"︎20︎. Le soin qu'il apporte au détail serait motivé par le désir de garder le contrôle et d’atteindre la perfection, l’achèvement.

Certains designers minutieux ont ironiquement choisi de représenter l'erreur, tout en la contrôlant. C'est le cas de Faig Ahmed, avec la création du tapis Oiling en 2012︎21︎. Sa démarche consiste à perturber les motifs traditionnels des tapis persans avec le principe du glitch, une erreur informatique. Une fois la distorsion créée, elle est minutieusement recopiée par les gestes appliqués des tisserands, qui fabriquent le tapis.

_{1. Ahmed, F. (2012). Oiling [Photographie].

2. Pieruccioni, N. (2023). Classification sur broderie de perles [Retouche photographique].}

Cependant, avec cet objectif d'atteindre le parfait sans faire d'erreurs, on s'impose des standards d’excellence extrêmement difficiles à atteindre, voire impossibles.

On devient alors perfectionniste. Pourquoi le perfectionnisme n'est pas une qualité ?

^{︎20︎Anonyme, « Minutieux / Méticuleux », Le Mot du Jour, 23 janvier 2013,

[En ligne :

https://www.lemotdujour.com/francais/minutieux-meticuleux/

].}

^{︎21︎

AHMED Faig, Oiling, 2012, laine, Musée Bargoin, Clermont-Ferrand.}

Le perfectionnisme comme pathologie

Un perfectionniste est une personne "animée, obsédée par un souci exagéré de la perfection en toute chose, et qui apporte notamment un soin extrême, excessif dans la finition de son travail". À long terme, la recherche effrénée de la perfection au travers de la minutie pourrait être lourde de conséquences.

Selon le Dr Simon Sherry, psychiatre clinicien et professeur au Département de psychologie et de neuroscience à l’Université Dalhousie d’Halifax, "le perfectionnisme est une épidémie majeure et mortelle pour nos sociétés occidentales"︎22︎. Après avoir mené avec Martin M. Smith, conférencier en méthodologies de recherche à l'université York de St John, une méta analyse à grande échelle de 77 études effectuées auprès de 25 000 participants, ils en auraient établi "qu’un rapport très fort entre le perfectionnisme, le stress, la dépression, les troubles alimentaires et le suicide"︎23︎existerait.

De plus, le risque en s'imposant des standards inatteignables, est de ne jamais être satisfait de son travail au point de ne plus pouvoir finir sa création. En 1943, un journaliste relate une anecdote︎24︎ concernant La Grande Baignoire, une toile peinte par Pierre Bonnard en 1937 ︎25︎. Le peintre, connu pour être particulièrement minutieux et perfectionniste, se serait rendu incognito au musée du Luxembourg, là où le tableau était exposé. Il aurait été pris sur le fait par le gardien, un pinceau et une palette dans les mains, en train de retoucher son tableau. Cela montre donc un comportement maniaque dans le fait de retoucher sans fin.

_{1. Bonnard, P. (1937). La Grande Baignoire [Peinture à l’huile]. Fondation Beyeler, Riehen, Suisse.
2. Pieruccioni, N. (2023). Classification sur La Grande Baignoire [Retouche photographique].}

Enfin, Henri Focillon, dans son texte Éloge de la main publié en 1934︎26︎, s'interroge sur le rapport entre l'artisanat et le perfectionnisme : "La main du graveur, de l‘orfèvre, de l’enlumineur, du laqueur, est-elle seulement une domestique adroite et complaisante rompue à la pratique des travaux fins ? Ce que nous appelons perfection, est-ce donc une vertu d’esclave ?"︎27︎.

En étant esclave de la perfection, le minutieux tendrait-il
vers une automatisation de sa main ?
Serait-il comparable à une machine, qui répète mécaniquement sa tâche ?

Effectivement, si la minutie n’a pas de finalité elle devient juste de l'automatisme, une activité robotique. Cependant, lorsqu'il y a un réel objectif personnel à la clé, le ressentiment est différent.
Dès le IVe siècle, les moines copistes, bientôt épaulés par les enlumineurs, reproduisent soigneusement des ouvrages d'une grande minutie︎28︎. Ils sont guidés par la religion, la foi, qui les poussent à réaliser ce travail tout au long de leur vie. C'est donc leur volonté spirituelle qui donne sens à leur production à caractère répétitif, et qui les distingue d'un simple automatisme.

De même, la recherche de plaisir permet de distinguer la minutie choisie de celle qui est subie. Par exemple, l'apprentissage de la rigueur peut être une manière de trouver du plaisir. On prend du plaisir à la rigueur, car on maîtrise enfin le processus. C’est la satisfaction de maîtriser au moins une toute petite partie, un petit détail dans sa vie.

^{︎22︎SHERRY Simon & M.SMITH Martin, « Une épidémie de perfectionnisme s'abat sur les jeunes », The Conversation, 13 février 2019,
[En ligne : https://theconversation.com/une-epidemie-de-perfectionnisme-sabat-sur-les-jeunes-111310].}

^{︎23︎ Ibid.}

^{︎24︎

DE CRAYENCOUR Muriel, « Pierre Bonnard, Lumineux », Mu in the City, 3 juin 2015,
[En ligne : https://www.mu-inthecity.com/pierre-bonnard-lumineux].}

^{︎25︎ BONNARD Pierre, La Grande Baignoire, 1937, huile sur toile, Fondation Beyeler, Riehen.}

^{︎26︎ FOCILLON Henri, Éloge de la main, Paris, Puf, 1934.}

^{︎27︎ FOCILLON Henri, op. cit., p. 123.}

^{︎28︎ HOUDAILLE Clémence, « Qui sont les moines copistes ? », La Croix, 22 février 2019,
[En ligne : https://www.lacroix.com/Abonnes/Theologie/sont-moines-copistes-2019-02-22-1701004335].}

Conclusion : Suivre une éthique de la minutie, se rapprocher d’un équilibre

Au regard de cette étude et de cette expérience, il est intéressant pour moi de développer une pratique de design en adéquation avec l'éthique de la minutie que j'ai pu extraire.

Premièrement, toute pratique de gestes minutieux doit être effectuée dans une temporalité qui nous est propre, qui n'est pas affectée par quelconque pression extérieure. Cela demande d'être organisé et rigoureux afin de gérer cette temporalité, mais cela demande aussi de ne pas devenir esclave de cette organisation.

Deuxièmement, il faut accepter que l'on ne puisse pas tout maîtriser, et traiter l'erreur comme un moyen de nous faire évoluer. Il vaut mieux être consciencieux plutôt que perfectionniste, en s'imposant des standards accessibles et en faisant preuve de flexibilité pour ajuster ses propres exigences.

Troisièmement, il faut trouver sa propre raison de pratiquer un travail minutieux, et la recherche de la perfection n'est pas une fin. La recherche du plaisir, de la rigueur, du travail de la patience en est une.

Bibliographie

︎Articles de périodiques

BENZ Marion, « L’enfant au collier de Ba’ja », in Pour la Science, vol. 514, août 2020, p. 41.

BESSON Antoine, « La lustrerie Mathieu », in Geste/s, vol. 4, hiver 2022, p. 103.

FAGUER Astrid, « L’esprit du geste / Manufacture de passementerie », in Geste/s, vol. 5, printemps 2023, p. 116.

MIQUEL Paul, « La pose du balancier spiral », in Geste/s, vol. 4, hiver 2022, p. 38.

︎Articles en ligne

Anonyme, « Minutieux / Méticuleux », Le Mot du Jour, 23 janvier 2013,
[En ligne : https://www.lemotdujour.com/francais/minutieux-meticuleux/].

DE CRAYENCOUR Muriel, « Pierre Bonnard, Lumineux », Mu in the City, 3 juin 2015,
[En ligne : https://www.mu-inthecity.com/pierre-bonnard-lumineux].

DUFRAIGNE Annabelle, « Le Voyage de Chihiro : Aubusson dévoile une tapisserie monumentale », AD Magazine, 26 janvier 2023, [En ligne / https://www.admagazine.fr/adactualites/article/aubusson-voyage-chihiro-miyazaki-tapisserie].

GAUDET Johanne, « Est-ce que vous bonnardisez ? », Galerie Goart, 18 février 2021, [En ligne : https://www.galeriegoart.ca/zoom-sur-lart/est-ce-que-vous-bonnardisez/].

GOMBERT Guirec, « Le paradoxe de Solow, ou pourquoi le progrès technique n'entraîne pas toujours des gains de productivité », Hello Work, 24 mai 2019,
[En ligne : https://www.hellowork.com/fr-fr/medias/paradoxe-solow-progres-technique-gains-productivite.html].

HOUDAILLE Clémence, « Qui sont les moines copistes ? », La Croix, 22 février 2019,
[En ligne : https://www.la-croix.com/Abonnes/Theologie/sont-moines-copistes-2019-02-22-1701004335].

NOVEL Anne-Sophie, « Hartmut Rosa : “Plus on économise le temps, plus on a la sensation d’en manquer” », Le Monde, 25 mars 2016,
[En ligne : https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2016/04/01/hartmut-rosa-plus-on-economise-le-temps-plus-on-a-la-sensation-den-manquer.html].

PESSEY Alice, « Objets temps », Blog Esprit Design, 27 janvier 2015,
[En ligne :https://blogespritdesign.com/artiste-designer/concept/objets-temps].

SHERRY Simon & M.SMITH Martin, « Une épidémie de perfectionnisme s'abat sur les jeunes », The Conversation, 13 février 2019, [En ligne : https://theconversation.com/une-epidemie-de-perfectionnisme-sabat-sur-les-jeunes-111310].

︎Ouvrages

DIDEROT Denis, Les bijoux indiscrets, Paris, Au Monomotapa, 1748.

FOCILLON Henri, Éloge de la main, Paris, Puf, 1934.

FOX WEBER Nicholas, Anni & Josef Albers, New York, Phaidon, 2020.

FURETIÈRE Antoine, Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, & les termes des sciences et des arts, Rotterdam, Arnoud et Reinier Leers, 1702.

LOOS Adolf, Ornement et crime, Vienne, Rivages Poche, 1908.

ROSA Hartmut, Accélération : une critique sociale du temps, Berlin, La Découverte, 2010.

SANSOT Pierre, Du bon usage de la lenteur, Mesnil-sur-l’Estrée, Payot & Rivages, 1998.

︎Oeuvres picturales

AHMED Faig, Oiling, 2012, laine, Musée Bargoin, Clermont-Ferrand.

Anonyme, Collier de Ba’ja, 7000 av. J.-C., calcaire rouge, coquillage blanc, turquoise et hématite, Académie des Beaux-Arts , Stuttgart.

BONNARD Pierre, La Grande Baignoire, 1937, huile sur toile, Fondation Beyeler, Riehen.

KOLK Maarten & KUSTERS Guus, Waddenzee, 2012, porcelaine, Salon du Meuble, Milan.

︎Vidéographie

KOLK Maarten & KUSTERS Guus, « Waddenzee - Eb (Low tide) », Vimeo, 19 novembre 2012,
[En ligne : https://vimeo.com/53870385].

MOBILIER NATIONAL, « Tapisserie de basse lice - À la découverte des métiers d'art du Mobilier national », Youtube, 11 avril 2022,
[En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=zd1_N-H6iK4].

NEUBECKER Ulrike et PALMIGIANO Silvia, « Jamais assez bien », PsychoBugs, épisode 6, Arte, 11 mars 2021,
[En ligne : https://www.arte.tv/fr/videos/100741-006-A/psychobugs/].

PRIGENT Loic, « Balenciaga : Casting Olympique avec Nicole Kidman ! Kim Kardashian ! Dua Lipa ! », Youtube, 21 septembre 2022. Vidéo, 16:31,
[En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=XfhX15vvt20&t=5s].

ROSA Hartmut. Entrevue radiophonique avec Guillaume Erner. « Rencontre avec Hartmut Rosa, le philosophe anti-moderne ». Diffusée le 24 janvier 2020. Radio France Culture.
[En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=YLnEzJ0xaZ0].

VICTORIA AND ALBERT MUSEUM, « Jameel Prize 3: Faig Ahmed », Youtube, 11 janvier 2018,
[En ligne : https://www.youtube.com/watch?v=nT9PwBqDDMw].

Contact ︎

︎ nathalie.pieruccioni@hotmail.com
︎ www.instagram.com/nathalie_pieruccioni/

Le projet de diplôme ︎

Brusciaphilie est une revisite des codes de la brosse, selon le territoire dans lequel elle s’inscrit. En partant à la rencontre de Jean Marc Coulom, dernier fabricant de balais de grisolles, j’aspire à faire rencontrer ses techniques de paillage des fibres végétales, avec une revisite de cet objet du quotidien.

RechercheDSAA DOMC